Résumé - Médiarchie de Yves Citton
À chaque nouvelle arrivée technologique, nous nous confrontons à de multiples questions sociologiques, politiques, économiques, anthropologiques, etc. En bref, cela change notre monde. Quoiqu’il ait une certaine ressemblance dans nos réactions face aux nouvelles technologies depuis le début de l’industrialisation et même avant, celle du média numérique semble porter une ampleur considérable sur les rapports de pouvoirs qui structurent nos sociétés actuelles. Dans Médiarchies d’Yves Citton, il est durement, mais honnêtement avancé que nous faisons actuellement face à une impuissance généralisée face aux multiples pouvoirs qui conditionnent et oppressent, chacune plus ou moins, nos différentes communautés humaines. C’est habilement que Citton nous suggère de déplacer et surtout de multiplier notre cadre d’analyse, afin de mieux approfondir notre compréhension de ce qu’il appelle les médiarchies.
THÈSE
D’abord la thèse de Citton est clairement décrite dès le début de l’ouvrage : « [...] notre imaginaire commun nous fait croire que nous vivons dans des “démocraties “ alors qu’un regard plus distant sur la réalité de nos régimes de pouvoir suggère que nous vivions dans des ‘médiarchies ‘» (2017, p.11) Effectivement, et c’est le premier décalage majeur du cadre d’analyse de Citton, penser les médias comme omniprésents à travers les pouvoirs diffus qui nous régissent, et ce, autant hors de nous, entre nous qu’à l’intérieur de nous. C’est d’abord
par cette compréhension intrastructurelle médiarchique que l’auteur avance brillamment l’impératif de décoloniser les médiarchies plutôt que de tenter de les réformer (corriger ou ramener à) ou de se lancer en révolution contre « ses pouvoirs », qui seraient externe à nous
(confrontation oppositionnelle).
MÉDIARCHIE
C’est par une répartition en sections : Média,Médias,Médium,Méta-médium et en chapitres suggérant la prise d’actions : Nommer la médiarchie à Surprendre la médiarchie qu’Yves Citton nous fait un portrait de ce qu’est la médiarchie par ce qu’elle nous fait et nous permettrait de faire, car comprise « [...] comme recelant les principes originels de nos structures de pouvoir ». (Citton 2017, p.15) Il en serait impossible ou inefficace de comprendre le pouvoir média en tentant de le décrire comme l’on décrit par exemple un problème mécanique d’un moteur (d’objet), externe à nous, facilement schématisable, facilement compréhensible et solutionnable, car non diffus tel que le « non-objet » du pouvoir. Nous sommes donc dans une analyse d’une ère en médiarchie plutôt qu’en démocratie. Les médias participent ainsi à créer notre condition actuelle et future par sa présence dans les pouvoirs qui nous régissent et surtout par leur localisation de moins en moins possible. Ce qui est un tournant considérable, et c’est la problématique qu’empoigne Citton, est que les médias ne sont plus seulement l’affaire de représentations du monde, mais de créations de mondes en contrôlant ce qui compte, donc nos orientations et perceptions. (Citton 2017, p.312)
ANARCHÉOLOGIE ET MÉDIANARCHIE
Loin de pouvoir aborder ici tous les aspects qui forment selon Citton une idée toujours diffuse et mouvante de la médiarchie, je m’attarderai aux propositions d’anarchéologie des médias et de médianarchie. En tant que praticien.ne, citoyen.ne engagé.e et activiste, ces propositions
me semblent être les plus accessibles et activables.
Anarchéologie et la déconstruction
D’abord il est important de comprendre que du point de vue archéologique des médias nous devons concevoir la médiarchie impliquant plusieurs couches, états, effets, interactions coexistantes et non pas de manière chronologique (l’arrivée de technologies isolées
provoquant des changements une après l’autre). Il y a effectivement une manière plus efficace, mais plus complexe d’envisager les médias qui prend une forme propice à l’action d’archéologie, décrit en 4 étapes par Citton et qui pourrait se résumer comme tel : À trouver quelque chose de nouveau ou de l’ordre des (im) possibles dans l’ancien en creusant les multiples couches de temps et d’espaces qui formes aujourd’hui les nouveaux médias; Chercher à découvrir les diverses possibilités que l’antérieur nous offre, autant par leurs possibilités qui ont été visibles qu’invisibilisés; Et finalement, en rapprochant les recherches scientifiques aux pratiques artistiques. Il semble effectivement inévitable d’imbriquer la théorie à la pratique, car comme le dit Citton, les médias doivent être « archéologisé » avec un tournevis à la main, car ces médias sont opaques, telle une boîte noire. C’est en portant son attention sur les ouvertures de cette boîte que nous pourrons la déplacer et les pratiques artistiques autant qu’activistes en sont des moyens concrets. Ce qui semble intéressant comme pratique de l’anarchéologie c’est en ce qu’elle adopte une posture similaire à la déconstruction au sens de Jacques Derrida. Elle implique d’abord d’empoigner toutes structures comme complexes, de s’attarder aux possibles de l’impossible en tentant de désunir ce qui est construit. C’est en ré-assemblant les divers éléments qui structurent une construction quelconque sans attentes de la « démolir », car la déconstruction est une posture et non une méthode. (Poché 2007. p.47) Il y a quelque chose dans ces stratégies avancées par Citton et Derrida du pluridisciplinaire, mais plus loin encore, de l’indisciplinaire. J’entends une posture ou une attitude de découverte impliquant nécessairement le théorique et la pratique se retrouvant entre et non pas à l’intérieur d’une ou de disciplines quelconques. (Doyon 2007, p.34) Loin d’être de s’opposer systématiquement à l’autorité, la pratique de l’indiscipline est à mon sens ce dont résume très bien Citton lorsqu’il avance qu’il faut : « [s]timuler des curiosité excentriques en montrant des gestes de recherche indisciplinaires qu’on invite à émuler, à poursuivre, à compléter ou à redéployer — tout cela implique effectivement un apprentissage dûment discipliné. » (2017, p.260) Cette posture implique nécessairement le corps et une présence et/ou attention à ses environnements/milieux afin d’agir comme « hackeuse » au sein d’une structure de pouvoir telle que la médiarchie. Les attitudes à prendre proposées par Citton semblent relever du performatif (l’expérience du corps dans un ici et maintenant) obligé de toutes et tous afin d’atteindre une médianarchie.
Médianarchie
D’abord, pour mieux s’activer dans nos médianarchies, c’est-à-dire travailler à « nourrir notre capacité collective à améliorer nos vies » et une « soutenabilité sociale » (Citton 2017, p.361 et 383), il faut en quelque sorte performer le zombie médiarchique. Compris comme assumer
notre état zombifié et de se le réapproprier, car comme l’avance Richard Grusin :
In the past couple of decades, cognitive psychologists, neurobiologists, and even media and cultural theorists have begun to argue that humans have co-evolved with technology throughout their history, by distributing their cognitive and other functions across an increasingly complex network of technical artifacts. (2010, p.92)
Ainsi, pour mieux l’habiter et se permettre la création de sur-prises en prévoyant les courts-circuits nous éviterons des disjonctions individuelles et sociales. (Citton 2017, p.338 et 350) C’est exactement lors de ces disjonctions (bogues et imprévus) qui nous affectent le plus en intensité comme le dénote Grusin dans The Affective Life of Media » dans Premediation : Affect and Mediality After 9/11. Basingstoke and New York: Palgrave Macmillan.
C’est dans la conscience d’être toutes et tous des hackeuses potentielles que Citton cerne l’enjeu politique propre à la médiarchie numérique. Le corps en est peut-être le dernier « bastion », car il est lui-même médium. C’est par lui que nous pouvons faire des entre-prises, transgresser, sur-prendre au quotidien. C’est certainement en faisant œuvre de virtualisation, ne s’opposant pas au réel, que nous agissons en libertins pour nous affranchir de l’actualité, car « la “raison des histoires” et les capacités d’agir comme agents historiques vont ensemble. » (Rancière 2000, p.62 et Couchot 2007, p.201) Les corps qui œuvrent la virtualisation, agissant en hackeuses, pourront empoigner leur futur.
En d’autres mots, Citton, par son ouvrage, nous invite collectivement à prendre en charge notre futur, à inventer ce peuple qui manque comme l’avançait Deleuze, au moyen de décalages, de multiplicités des gestes, de risques, de déconstructions, d’indisciplines, qu’il entame déjà lui-même en publiant son livre. Pour ce faire, nous devons, et c’est une question de survie, de prendre soin de nos médiations, c’est-à-dire nos corps, nos gestes, nos interactions et nos (anti) environnements pour s’assurer de créer notre monde et non pas le laisser se créer sans nous.
| BIBLIOGRAPHIE |
Bougnoux, Daniel. 2017. Blogue. Consulté le 15 mars 2018 :
https://media.blogs.la-croix.com/le-probleme-des-medias-enfin-relance/2017/11/16/
Citton, Yves. 2017. Médiarchie.Paris : Éditions du seuil.
Couchot, Edmond. 2007. « Le temps uchronique » dans Des images, du temps et des machines dans les arts et la communication.Paris : Actes Sud. p. 187-204
Doyon, Hélène. 2007. Hétérotopies : de l’in situ à l’in socius.Thèse de doctorat. Montréal. Université du Québec à Montréal. p. 32-40
Grusin, Richard. 2010. « The Affective Life of Media » dans Premediation : Affect and
Mediality After 9/11. Basingstoke and New York: Palgrave Macmillan. p. 90-121.
Poché, Fred. 2007.Penser avec Jacques Derrida : comprendre la déconstruction.Lyon : Chronique sociale.
Rancière, Jacques. 2000. Le partage du sensible : esthétique et politique.Paris : La fabrique : Diffusion Les Belles lettres.