Refonte de collectif dans La Commune (1999) de Peter Watkins et de ses collaborateur.trices
Une des positions les plus radicales envers le système cinématographique hégémonique et les médias de masse est le cinéma de Peter Watkins. De Culloden (1964) à La Commune (1999), Watkins a développé un cinéma qui, autant par ses dispositifs cinématographiques que par ses contenus filmiques, s’avère des résistances significatives. Le réalisateur et ses films ont d’ailleurs fait l’objet de critiques, qui dépeignent Watkins de « fou » et ses films d’« échecs » et de « diarrhées verbales interminables », notamment en raison de la très longue durée de ses films et de leur critique radicale des médias de masse (Watkins, 2013).
La majorité des ouvrages dédiées au réalisateur porte essentiellement sur la lutte contre les médias de masse du réalisateur et n’abordent pas en profondeur le caractère social du dispositif que Watkins met en place pour la production de ses films. Pourtant, le cinéaste crée des expériences cinématographiques qui s’étendent bien au-delà du film lui-même. Il y réfléchit des stratégies subversives de (pré/post) tournage permettant la création d’espace-temps à l’intention des voix étouffées qui subissent, à différents niveaux, l’invisibilité dans différents espaces (médiatique, juridique, historique, publique, etc.). Or, ces voix ont un impact considérable autant sur le contenu que la forme des films de Watkins et participent largement à la portée critique des médias de masse ainsi qu’à la portée sociale qui caractérisent les films du réalisateur.
C’est principalement à l’aide du concept de rhizome de Gilles Deleuze et de Félix Guattari que je tenterai de démontrer par quels moyens alternatifs Watkins et ses collaborateur.rices1 réussissent à refonder du collectif dans La Commune et quelles en sont les portées significatives.
Posture située de réalisateur
D’emblée, il me semble pertinent de situer le réalisateur Peter Watkins parce qu’il semble lui-même se prêter à cet exercice à travers son processus de recherche et de création afin de travailler à déhiérarchiser sa pratique. Esquisser quelques éléments du point de vue situé2 du réalisateur permet de garder en tête que ses propositions théoriques, artistiques et éducationnelles ne sont pas neutres, ni objectives. Celles-ci ont un impact considérable sur sa manière de faire des films et sur les raisons qui le poussent à adopter une pratique dépeinte comme « radicale » dans le milieu des médias de masse. En ce sens, son processus de recherche et de création est nécessairement façonné par son expérience individuelle et son appartenance à certaines collectivités.
Peter Watkins est un homme cisgenre3 blanc anglophone né en 1935 dans la ville de Norbiton en Angleterre. Il s’engage dans une troupe de théâtre à l’école galloise catholique et étudie par la suite à la Royal Academy of Dramatic Art. C’est donc par le biais du théâtre que Watkins explore en premier lieu le milieu artistique ce qui influencera significativement sa manière de construire ses dispositifs de tournage.
Au cours du début de sa vie, Watkins expérimente également des contextes militaires, notamment ceux de la Deuxième Guerre mondiale. En 1940, sa famille et lui sont installé.es à Londres durant les bombardements du Blitz. De plus, en 1954, dans la région du Kent, il participe à une troupe de théâtre tout en faisant son service militaire. Lorsqu’il quitte l’armée en 1956, Watkins abandonne l’idée de devenir acteur et s’engage dans la production de films amateurs.
La connaissance de ces éléments biographiques peut expliquer l’inclinaison de Watkins vers des sujets traumatiques tels que la guerre, les révolutions et les catastrophes nucléaires. Durant les années 1950 et 1960, Watkins travaille comme aide-producteur dans une entreprise de publicité (1956), dans une entreprise de films documentaires (1959) et à la BBC (1963). Durant ce temps, en parallèle, Watkins produit plusieurs films explorant déjà des formes et contenus non hégémoniques et à caractères sociopolitiques délicats tels que la torture de cinq personnes algériennes sans papier par la police française (La Gangrène, film aujourd’hui perdu) et les « oubliés » de l’insurrection de 1956 à Budapest (Forgotten faces, 1960).
Après la censure du gouvernement britannique de son film The War Game (1965), commandé par la BBC, et des critiques très sévères de son film Privilege (1966), Watkins prend position contre les rouages du milieu des médias de masse, notamment des influences entre pouvoirs des médias et violence d’état, et décide de quitter le milieu des médias de masse afin de produire de manière indépendante. Il s’exile à maintes reprises entre les années 1967 et 2000 afin de produire des films sur différents événements historiques4. Il développe en parallèle le concept de « monoforme »5 dans plusieurs essais, notamment dans plusieurs articles sur son site internet et dans son ouvrage majeur Media Crisis (2004), ainsi qu’une pratique de l’autocritique sous forme d’autoentrevue vidéo.
Contexte du film
La version originale du film La Commune est d’une durée de 5 h 45. Au moment de ce projet cinématographique, la France vit, entre autres, diverses révoltes ouvrières, l’arrivée de l’euro, l’intensification des débats sur les questions d’équité homme-femme. L’Algérie, indépendante officiellement depuis 37 ans vis-à-vis de la France, fait notamment face à des guerres civiles opposant le gouvernement en place et divers regroupements fondamentalistes. C’est une période de mouvements sociaux qui s’étend également à une échelle mondiale. Peter Watkins explique par le biais de son site internet, extension de ses projets filmiques, les raisons pour lesquelles il décide de faire La Commune à ce moment précis de l’histoire :
Nous traversons actuellement une période très sombre de l’histoire humaine : la conjonction du cynisme postmoderniste (élimination de la pensée humaniste et critique dans le système éducatif), de la pure cupidité engendrée par la société de consommation balayant de nombreuses personnes, ses ressources humaines, économiques, sociales et une catastrophe environnementale sous forme de mondialisation, l’augmentation massive des souffrances et de l’exploitation des peuples du tiers monde, ainsi que la conformité et la standardisation insensées engendrées par l’audiovisuel systématique de la planète ont créé de manière synergique un monde où l’éthique, la moralité, la collectivité humaine et l’engagement (sauf l’opportunisme) sont considérés comme « dépassés ». Là où l’excès et l’exploitation économique sont devenus la norme — enseignée même aux enfants. Dans un monde tel que celui-ci, ce qui s’est passé à Paris au printemps 1871 a représenté (et représente toujours) l’idée de s’engager dans une lutte pour un monde meilleur et la nécessité d’une certaine forme d’utopie sociale collective — dont NOUS avons maintenant besoin aussi désespérément que les mourants ont besoin de plasma. La notion de film montrant cet engagement était ainsi née. (Watkins, 2003, ma traduction)
C’est donc dans cette optique que le réalisateur entreprend une reconstitution de La Commune de Paris de 1871, une insurrection de deux mois du peuple ouvrier parisien qui sera violemment tué sous les ordres du gouvernement en place et de l’armée versaillaise, et ce dans un contexte de la guerre franco-prussienne de 1870-1871. Par sa reconstitution, Watkins ravive des enjeux sociopolitiques du passé (ceux de la Commune de Paris) et actuels (ceux des contextes contemporains des particpant.es du projet filmique) afin de refonder un lien social multiple et hétérogène en misant sur la prise de conscience, tant individuelle et que collective, des crises du contexte mondial actuel. Les stratégies déployées par l’artiste visent l’engagement et l’éducation par la mise en scène de luttes communes et opposées.
Dispositif
En se situant, ce qui implique également de situer les rapports de pouvoirs dans lesquels Watkins se trouve et dans lesquels il invite ses collaborateur.rices et spectateurs.rices, il adopte une posture de collaboration avec des personnes concernées par les enjeux qu’il aborde dans le film La Commune. Durant 6 mois intensifs, Watkins et son équipe recrutent des acteur.rices et non-acteur.rices à travers la France. Les participant.es joueront des rôles proches de leurs contextes sociopolitiques contemporains ; plusieurs personnes habitant des banlieues, des personnes sans papiers, des femmes et des personnes racisées seront recrutées pour jouer les différents types de rôles au sein des communards. D’un autre côté, Watkins ira recruter des personnes de Paris ayant des valeurs très conservatrices afin de leur offrir les rôles au sein du gouvernement, de l’armée versaillaise, des médias de masse et de la classe bourgeoise. Avant le tournage, Watkins va organiser avec son équipe une période d’éducation et de débats entourant la Commune de 1871. Il tourne à La Parole Errante, aujourd’hui lieu culturel et militant à Montreuil, en banlieue de Paris, qui était au moment du film investi par un regroupement de théâtre dirigé par Armand Gatti. Ce dernier contribuera notamment aux séances de préparation des non-acteur.rices du film, et ce, pendant tout le processus filmique. Quoiqu’ayant une singularité propre à chacun, ces deux réalisateurs et metteurs en scène se rejoignent étroitement dans leurs prises de positions face aux médias de masse, par exemple Watkins parlant de « monoforme » et Guatti « d’images-prison »6.
Par ailleurs, dans sa posture de réalisateur pour La Commune, Watkins se décentralise comme sujet sans se déresponsabiliser en abordant des enjeux sociaux actuels (pauvreté, violence de l’État, mondialisation, violences faites aux femmes, (dé)colonisation, migration, etc.) et sans s’extraire des débats : il a conscience de faire partie du problème et/ou des pistes de solution de ces enjeux et cherche ainsi une place à une distance idéale afin de ne pas être le héros ou le sauveur de la situation. Il participe activement au tournage en se remettant lui-même en question et laisse l’espace à ses collaborateur.rices. Il prend connaissance de sa position face aux relations de pouvoir qu’engendre le projet de La Commune et se positionne en conséquence : on le voit au début du film (fig.1), assis avec son équipe de tournage, silencieux et à l’écoute de l’introduction du film, comme un.e spectateur.rice le serait.
Par cette courte7 apparition (8 secondes), Watkins informe ou rappelle aux spectateur.rices qu’il y a une équipe de tournage derrière, que c’est un film, un décor et non des images d’archives de 1871. Il souligne également qu’il n’est pas dans l’image, mais toujours présent derrière. La caméra laisse ensuite l’espace et la parole aux participant.es jusqu’à la fin du film.
De plus, en tant que réalisateur, Watkins ne se positionne pas face aux opinions diverses lancées par les participant.es de La Commune. Il n’y a pas de personnages principaux.ales, pas de héros.ïnes porteur.euses de vérité : on s’éloigne donc d’une œuvre filmique autonome moralisatrice qui tenterait de convaincre les spectateur.rices de quelque chose. La Commune tend plutôt vers « [un] art de faire lien qui puisse exacerber [les] désir[s] de communauté » (Froger, 2012). Watkins permet d’ouvrir un débat qui est alors inexistant au sein de la population, la Commune de Paris étant très peu abordée sur les bancs d’école en France, ni même discutée dans l’espace public.
La diversité des opinions exprimées dans le film permet de laisser la place aux premières personnes concernées par des enjeux liés à leurs différentes oppressions et privilèges. Watkins ne se positionne pas et « [ses films] n’ont pas eu d’autre part la prétention condescendante de se mettre un “service du peuple” paternaliste [...] » (Bertin-Maghit et al. 2010, p. 14). Effectivement, il laisse les acteur.rices, professionnel.es ou non, exprimer leur propre réflexion au sein du film :
J’essaye de vous montrer un problème de la manière la plus complète possible ; mais quand bien même je connaîtrais la réponse à ce problème (ce qui souvent n’est pas le cas), je ne vous la donnerais jamais, [j]e ne la révèlerais jamais. Je la garderais dans mon crâne et je vous laisserais développer vos propres capacités pour trouver la réponse. (Watkins dans Bertin-Maghit et al. 2010, p. 65)
Structure rhizome
Comme brièvement souligné dans L’insurrection médiatique, La Commune opère à la manière du concept de « rhizome » dans cette idée « d’un aller-retour entre émetteur et récepteur, et d’un médium ouvert à la discussion démocratique » (Denis et all., 2010, p. 13). D’ailleurs, plusieurs caractéristiques du rhizome, développées par Deleuze et Guattari dans l’introduction de « Mille Plateaux », se retrouvent dans l’esthétique du montage de La Commune : différentes longueurs de scène, multiples ruptures, plusieurs ambiguïtés, rythme d’urgence, aller-retour entre l’équipe de tournage, les non-acteur.rices et les spectateur.rices ainsi que hétérogénie des discours. La Commune est également rhizomatique dans le sens où la subjectivité des personnes impliquées au projet sont des expériences de prises sur le réel (Deleuze et Guattari, 1972).
Effectivement, Watkins conçoit le tournage comme expérience du réel et comme partie intégrante de l’œuvre, une étape très importante qui n’est pas subordonnée au film : les témoignages des non-acteur.rices sont intégrés, à leur demande, à même le film8. Bien plus qu’un dispositif non hiérarchique, Watkins met en place un dispositif social complexe et malléable : rencontres, discussions, débats, partages d’expérience, apprentissages, investissement d’un lieu signifiant au décor simple, hybride entre théâtre et plateau de tournage. Aucune distinction esthétique ou technique n’est présente afin de dissocier fiction et documentaire, passé et présent : le décor reste le même, les scènes sont en noirs et blancs et les participant.es sont dans leur costume d’époque, peu importe si ils.elles récitent un texte ou si ils.elles témoignent.
De plus, La Commune a été tournée dans un temps linéaire, c’est-à-dire dans l’ordre des événements de la Commune de 1871, ce qui se différencie de l’expérience traditionnelle de tournage. Le réalisateur avance que cela « permet d’improviser, de changer d’idée, de s’associer à d’autres discussions pendant le tournage. Beaucoup ont trouvé cette méthode de tournage dynamique et expérientielle, car elle les obligeait à abandonner les poses et artifices et à se poser des questions de société contemporaine — qu’ils ont dû affronter sur place » (Watkins, 2013).
Le tournage devient alors « une expérimentation en prise sur le réel » (Deleuze et Guattari, 1972) telle une carte rhizome qui se construit avec de multiples subjectivités impliquant la création de possibles, d’un futur toujours en proie aux ruptures et à l’échec (comme en témoignent dans La Commune le brouillage entre documentaire et fiction, les anachronismes, les improvisations, etc.) au lieu de procéder à la manière du calque, qui lui ne fait que reproduire ce qui existe (et qui serait par exemple une reconstitution de la Commune de Paris strictement basée sur les faits historiques par exemple) (Deleuze et Guattari, 1972).
Dans les extraits d'introduction9 et sur l'éducation10, on peut voir la caméra à l’épaule et le cadreur s’engager en sillonnant le plateau de tournage où se passent plusieurs événements simultanément, passant d’une conversation, d’une personne, d’une action à une autre de manière subjective en plans-séquences. En ce sens, en plus du pouvoir de cadrer l’image, la caméra de La Commune à un pouvoir sur ce qui est donné ou pas à l’écran et aux spectateur.rices de l’expérience de tournage, dans le sens où plusieurs scènes se jouent en même temps et que la caméra doit choisir ce qu’elle captera ou pas, sur le vif. Toutes les interactions peuvent devenir l’arrière-plan d’une scène principale ou devenir la scène principale même, cela dépend du choix d’arrêt et de mouvement de la caméra. En ce sens, la caméra agit à la manière d’un « canal despotique » au sein du rhizome (qui serait le projet de La Commune en lui-même). Le rhizome « constitue [aussi] ses propres hiérarchies », et ce, même s’il est à la fois un processus immanent qui renverse les modèles en place (Deleuze et Guattari, 1972).
Mais cette caméra « despotique » est pourtant également une caméra de terrain communale, faisant partie des deux Communes en cours (celle filmique et celle historique). Elle est donc aussi en situation d’urgence, elle tente de cadrer au mieux toutes les socialités présentes sur le plateau : la multitude de gens, de discours, d’opinions, de joies, de confrontations des deux Communes. Rares sont les plans cadrant une seule personne : le cadre de la caméra, l’élément le plus autoritaire de cette expérience, n’est pas suffisant pour témoigner de ces événements complexes qui se déroulent : tout en déborde. De plus, certaines compositions d’image du film dérogent des compositions hiérarchiques classiques. Dans la figure 2 par exemple, il n’y a pas de centre, notre attention se porte sur tous les éléments de l’image : chaque personnage est important. En tant que caméra communale, elle prend différents rôles à différents moments. La caméra mouvante capte tantôt les entrevues de terrain faites par les journalistes, se rangeant du point de vue du reportage (Fig. 3) Tantôt se promenant dans la foule, devenant elle aussi une communarde (Fig. 4) Finalement, longuement fixe, en mode documentaire lors des témoignages des non-actrices (Fig.5)
Comme l’avance Deleuze et Guattari, la manière de fonctionner du rhizome est toujours en proie se faire bloquer : « Quand un rhizome est bouché, arbrifié, c’est fini, plus rien ne passe du désir ; car c’est toujours par rhizome que le désir se meut et produit » (Deleuze et Guattari, 1972). Dans le cas de La Commune, le rhizome n’est pas bouché (bien qu’il aurait pu pour des questions d’égo du réalisateur, pour des raisons économiques, pour des raisons de politiquement correct ou d’exigence de durée du film). D’ailleurs, les acteur.rices ont demandé.es elle.eux mêmes de filmer certaines discussions de groupe. Watkins acceptera de les intégrer au film, ce qui aura pour effet de produire un film de 5 h 45 au lieu de 2 h estimés au départ (Denis et all., 2010, p. 49). Ainsi, les subjectivités des participant.es ont un impact réel sur la durée ou l’esthétique du film, et n’est pas l’apanage des producteurs ou du réalisateur : « [la carte ou le rhizome] peut être déchiré[e], renversé[e], s’adapter à des montages de toute nature, être mis[e] en chantier par un individu, un groupe, une formation sociale » (Deleuze et Guattari, 1972).
Finalement, le brouillage entre fiction et documentaire, notamment par une esthétique ne dissociant pas les propos ou scènes documentaires de celles fictionnelles, ainsi que l’ambiguïté entre acteur.rices/non-acteur.rices et opinion actuelle/scénario historique, est à son paroxysme. La Commune est formée d’un « agencement collectif d’énonciation, un agencement machinique de désir, l’un dans l’autre, et branchés sur un prodigieux dehors […] » (Deleuze et Guattari, 1972). Ne sachant pas qui joue un rôle de la Commune de Paris ou son propre rôle et quand, permet de porter l’attention sur un réel débat actuel et non pas d’être dans un processus d’identification aux personnages, mais bien dans une posture où il est possible de saisir l’occasion d’une production de lien (Froger, 2012). Ceci est possible grâce au fait que, dans La Commune, « la politique et l’art, comme les savoirs, construisent des “fictions”, c’est-à-dire des réagencements matériels des signes et images, des rapports entre ce qu’on voit et ce qu’on dit, entre ce qu’on fait et ce qu’on peut faire » (Rancière, 2000, p. 62).
Watkins offre donc, par la mise en place de ce dispositif rhizomatique, un espace avec comme prétexte la fiction (film de reconstitution avec décors, costume, linéarité des événements et scénario); fiction qui s’avérera réalité, car, et particulièrement ici, « le réel doit être fictionné pour être pensé » (Rancière, 2000, p. 61). La Commune devient plutôt une expérience collective en train de se vivre, qu’une œuvre fictionnelle (Denis et all., 2010, p. 27).
Portée et caractère sociale
Usant tout de même des stratégies de la monoforme, la démarche de Watkins n’est pas, d’abord et seulement, une lutte contre les médias de masse, mais est aussi la création d’un espace pour celles.eux que la monoforme rend invisible. Afin de refonder du social, il doit inévitablement faire face à ce paradoxe qu’est l’utilisation des formes hégémoniques, car évidemment il ne peut faire le poids contre elles. Ce qui se produit à travers La Commune est :
un caractère social de l’espace (les rapports sociaux qu’il implique, qu’il contient et dissimule) [qui] commence à l’emporter visiblement. Ce trait caractéristique, la visibilité, n’entraîne pourtant pas la lisibilité des rapports sociaux inhérents. L’analyse de ces rapports, au contraire, devient difficile, à ce point qu’il lui arrive d’avoisiner le paradoxe. (Lefebvre 2000, p. 100)
C’est un espace contenant des « objets » multiples, hétérogènes, conflictuels, symbiotiques, sensibles et imprévisibles tel que le rhizome. Il est toutefois ici entendu « objet » au sens d’Henri Lefebvre, c’est-à-dire non seulement comme choses, mais aussi comme relations (Lefebvre 2000, p. 94). Ce travail de collectif social agence ces divers objets autrement dans des ensembles spatio-temporels, tout en ayant la possibilité de respecter leur matérialité et naturalité (Lefebvre 2000, p. 94). C’est notamment dans les extraits du regroupement de femmes et de discussions à table d'Algérien-nes francais-es que la caméra communale devient fixe. Elle performe une posture « d’écoute » envers deux groupes (le premier de femmes et le deuxième d’Algérien.nes) dans une ambiance sonore moins agitée et dans une composition de l’image qui met toute l’attention sur ces groupes historiquement et actuellement invisibilisés, mais aussi marginalisés au sein même des luttes ouvrières. (Fig. 6)
Portées décoloniales ?
Dans cet extrait11, plusieurs acteur.rices d’origines algériennes vont se mettre à discuter des tensions entre la France et l’Algérie. La limite entre documentaire et fiction est très mince ici, car les personnes semblent faire référence à des luttes passées, mais aussi à celles actuelles. Rejouer la Commune de Paris avec différentes personnes locales permettra donc de faire lien avec des enjeux qui dépassent l’histoire officielle dominante de La Commune de Paris de 1871.
D’ailleurs, dans cet extrait, certain.es s’expriment dans leur propre langue sans qu’il y ait de traduction de postproduction dans les langues coloniales que sont le français et l’anglais. Ce que cela permet, selon Krishnan Prakash (2019) est, entre autres, de ne pas mettre les participant.es et/ou personnages du film dans une posture « de justification » d’être non-blanc.he occidental.e, posture grandement utilisée par les médias de masse notamment pour les personnages aux identités marginalisées et plus spécifiquement pour les personnages racisé.es. Cette non-traduction officielle de ce qui est dit (une participante va traduire oralement quelques phrases) n’est pas une rupture de l’interaction filmé.es/spectateur.rices, mais un nouveau rapport avec celles.eux-ci.
Il est très rare qu’on aborde dans les médias, les révolutions algériennes et les répercussions néfastes des colonisations françaises, et lorsque c’est le cas, ce n’est pas les personnes algériennes ou d’origines algériennes qui en parle elles-mêmes. Dans cette scène, les non-acteur.rices jouent leur propre rôle, ce qui permet, entre autres, de s’éloigner d’une représentation homogène d’une communauté, car il y a hétérogénéité des perspectives et opinions.
De plus, comme la norme « fonctionne au cœur des pratiques sociales en tant que critère implicite de normalisation » (Butler, 2004), et que cette norme est grandement formée à travers les représentations déshumanisantes de certaines communautés marginalisées imposées par l’hégémonie, elles ont un réel impact sur qui a ou non socialement le privilège de parler, et dans certain cas, de vivre. Le film permet donc en ce sens des prises d’espace-temps qui ont une portée sociale, politique et culturelle puissante, car les représentations des personnes d’origines d’Afrique du Nord dans les médias occidentaux hégémoniques sont, soient inexistantes, soit très malmenées. Un aspect important du film est donc la création d’espace de discussions et d’échanges sur des sujets libres, mais aussi sur la possibilité de s’éduquer sur les contextes des un.es et des autres, et ce, autant pour les participant.es, pour l’équipe de tournage que pour les spectateur.rices.
La Commune permet également par toutes ces stratégies, de créer une expérience et un contre-récit face à l’histoire dominante, tout comme une expérience alternative de la monoforme. Dans La Commune, la présence et l’écoute des voix des oublié.es et oppressé.es de l’histoire hégémonique capitaliste patriarcale blanche permettent une portée féministe et décoloniale du film sans que ce soit l’initiateur du projet qui le permette en tant qu’homme blanc anglais et réalisateur. Ce dernier crée plutôt des espaces-temps qui rendent possible un investissement ou pas des personnes concernées par ces enjeux.
Le public
C’est notamment à travers les multitudes de paratexte au film (site internet, enseignements, ouvrages théoriques, (auto)entrevues, scènes bonus, regroupement Rebond pour La Commune12, etc.) que Watkins et ses collaborateur.rices semblent créer un projet sociopolitique qui s’étend au-delà d’une œuvre cinématographique. Dans « Don et image de don : esthétique documentaire et communauté », Marion Froger avance que la fonction du paratexte peut être un travail de sens « dont le film se fait le prétexte » contribuant « à l’aperception de l’enjeu relationnel de l’image (2012). Dans le cas de La Commune, les nombreux paratextes sont effectivement révélateurs de cet aspect relationnel. Mais plus encore, certaines scènes auxquelles les spectateur.rices auraient accès traditionnellement, en scènes bonus par exemple (relatant l’expérience de tournage des acteur.rices), sont insérées à même le film comme on peut le voir dans l’extrait du regroupement de femmes. Il y a donc chez Watkins une complexification de la structure filmique, une structure faisant un aller-retour avec le hors-film (aux contextes contemporains de celles.eux qui le recoit) et qui participe à l’implication des spectateur.rices:
C’est à lui [le spectateur] de comprendre d’où vient le film, d’où cette pédagogie de l’image documentaire qui motive les cinéastes à prendre la plume au nom des personnes qu’ils filment, ou qui pousse directement les personnes filmées à expliciter leur apparition pour que le spectateur d’un documentaire comprenne le film avec ses potentialités avortées, ses possibilités ratées, ses omissions, ses oublis, ses échecs, mais aussi en conscience du coût — émotif et relationnel — de ses révélations et du hasard de ses réussites. (Froger, 2012, p. 148)
La relation du.de la spectateur.rice au film dépasse la simple réception d’une œuvre esthétique. Le public est également acteur.rice du projet, car il est pensé à même le processus de création, il est sollicité, convoqué à vivre également une expérience processuelle, une réflexion, un échange durant plus de 5 heures 45 minutes. Les journalistes, le gouvernement, les communard.es et les bourgeois.es interagissent entre elles.eux à l’écran, mais également avec nous13. La dimension affective dans cette scène est exacerbée, les participant.es semblent énervé.es, découragé.es, et font acte de vulnérabilité en se retournant vers les « caméras », vers les journalistes du film, mais aussi vers l’équipe de tournage et les spectateur.rices. On nous pousse à devoir réfléchir, à prendre position et à faire des liens avec nos propres contextes actuels, car :
L’expérience relationnelle filmeur-filmé, qui excède toujours plus ou moins les rapports conventionnels propres à l’activité professionnelle de l’un, et aux intérêts bien compris de l’autre, ne manque pas enfin d’interpeller un spectateur qui se trouve lui-même pris dans un système de rapports sociaux où il ne trouve pas forcément son compte. (Froger, 2012, p. 149)
C’est en ce sens que La Commune à une portée sociale et politique qui va au-delà du film : La Commune vient nous rappeler qu’il semble difficile de trouver notre place dans un système de rapports sociaux en crise à l’échelle mondiale. Et comme le déclare l’une des participantes qui nous interpelle d’agir dans l’extrait final : l’ennemi est partout et il n’est pas reconnaissable, c’est la mondialisation.
Pour conclure
À la manière du rhizome, le pouvoir et le savoir sont donc distribués dans le corps social de La Commune : ce n’est plus Watkins qui détient le plein pouvoir du projet. Le réalisateur devient codépendant des collaborateur.rices du projet et la fin du projet dépend également du niveau d’engagement de ces derniers.
En d’autres mots, Watkins part à « la reconquête du sens politique [...] par la création d’espaces pour la réflexion, l’ambiguïté et l’anachronisme [...] pour contrer la rigidité des pouvoirs du temps et de l’espace » (Barot 2009, p. 93 ; Watkins 2015, p. 106). Il crée ainsi par l’intermédiaire du film des interactions et liens sociaux multiples et mouvants par l’expérience du tournage qui s’avère être une expérimentation de différentes prises de conscience complexe (individuelles, collectives, en micro communautés, etc.) et il refonde du collectif dans un futur possible : La Commune est un élan vers les spectateur.rices, vers le monde et vers ce qui reste à faire pour le changer.
C’est d’abord en faisant preuve d’autoréflexions et de réflexions face aux systèmes de pouvoirs en place et de s’y situer justement que Watkins réussi à proposer un dispositif aux potentialités de faire commun. C’est en proposant un espace-temps permettant un débat entre les premières personnes concernées, le peuple, ainsi qu’en épousant un fonctionnement rhizomatique tout au long du projet qu’il permet de pousser les limites du sociopolitique pour redéfinir le possible comme acte de liberté. Ce dispositif social et porteur de possibles est toutefois seulement activé par des êtres impliqués et engagés dans cette expérience (Cornwall et al. 2010, p. 76-79).
Le fait que les critiques, mais aussi les ouvrages scientifiques ne considèrent pas l’importance primordiale des collaborateur.rices de Watkins et s’attardent seulement sur sa critique des médias de masse crée un élitisme des analyses d’un cinéma qui tente, au contraire, de se rapprocher du peuple. Ces approches, plus ancrées dans la théorie, créent une hiérarchie des stratégies employées dans le cinéma de Watkins. L’expérience du peuple et la socialité qui s’y vit se voient subordonnées aux théories cinématographiques, quand en fait, dans La Commune, théorie et pragmatique sont codépendantes l’une de l’autre, et ce, dès le début du projet. C’est d’ailleurs une critique de Watkins dans son ouvrage Media crisis (2015) : les universitaires et les intellectuel.les du milieu du cinéma collaborent trop souvent au pouvoir de la monoforme.
| NOTICES |
1 Les termes seront bigenrés tout au long du texte.
2 Voir les théories du standpoint (Harding, 2004) et les situated knowledges (Haraway,1988).
3 Cisgenre : Personne qui s’identifie au genre qu’on lui a donné à la naissance
4 Il s’exile en Suède pour tourner The Gladiators (1969) pendant les événements de mai 68. Le film est peu apprécié, et Watkins s’exile pour la deuxième fois aux États-Unis où il tourne Punishment Park (1970), retiré des écrans après seulement 4 jours. Il continue à s’exiler pour cause de censure et critiques dépréciatives de ses films et tourne en Norvège (Edvard Munch, 1973), au Danemark (The Seventies People, 1973-74 et Eveningland ,1977). Il voyage dans plusieurs pays pour tourner The Journey (1986), mais aussi pour présenter ses films et ouvrir le débat sur les médias de masse. Après une nouvelle vague de critiques de son travail, Watkins s’exile en 1994 en Lituanie pour prendre une pause de productions et se retrouve plus tard en France pour y tourner La Commune (1999), son dernier projet filmique.
5 Le concept de monoforme caractérise le schéma narratif dominant des médias de masses, procédant de manières uniformisées et hégémoniques comme moyen de contrôle et de pouvoir des peuples. La monoforme se caractérise entre autres par des techniques de montage rapides, courtes, frénétiques et la surutilisation de musique et son, qui du point de vue du réalisateur bombardent les publics et empêchent la réflexion. (https://www.onf.ca/film/horloge_universelle_resistance_de_peter_watkins/)
6 Concept d’Armand Guatti, l’image-prison est une image imposée de soi, fabriquée par les systèmes politiques, économiques et idéologiques (Bertin-Maghit et al. 2010, p. 44).
7 Voir extrait 0 à 3min.10min.
8 Voir extrait 1h50 à 1h59min.
9 Voir extrait 0 à 3min.10sec.
10 Voir extrait 2h09min. à 2h10min.
11 Voir l'extrait 2h27min. à 2h30min.
12 « L'histoire de Rebond remonte au 8 janvier 2000, lorsqu'une cinquantaine de " comédiens " et techniciens du film se sont réunis pour préparer un premier week-end d'expérimentation à la Maison Populaire de Montreuil, les 11 et 12 mars. Intitulé " Rebond - média et immédiat ". Cet espace de rencontres et de reflexions[sic] rassembla près de 300 personnes et de nombreuses associations (Les Amis de la Commune, Droits Devant !!, Attac, Coordination permanente des médias libres, Max Havelaar, ..)[sic] autour de débats, projections, concerts et autres activités collectives et festives. L'objectif principal de cette première expérimentation était d'explorer de nouvelles formes de relation à l'œuvre cinématographique en essayant de développer vers l'extérieur ce qui se tramait dans l'image. Face aux difficultés rencontrées par la distribution d'une œuvre[sic] d'une telle envergure (de par son contenu, sa durée et sa forme), l'association Rebond s'est également interrogée sur sa capacité à prolonger ce processus de résistance et de participation au-delà du film et dans la durée. C'est pourquoi des participants à La Commune mais également certains " spectateurs " ont décidé de se réunir pour accompagner la diffusion du film en proposant des débats et des interventions témoignant de la richesse et de l'originalité de cette démarche créative et politique, humaine et collective. » http://www.lerebond.org/
13 Voir extrait 2h22min. à 2h30min.
| Bibliographie |
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