FRANCO-QUEB-QUEER
Colloque international Télévision queer : Représentations, sensibilités, formes et fandom | Mai 2019 |
Par sa diversité d’invité.es locaux.ales et internationaux.ales, et notamment par les interventions d’Alice Bédard¹, de Tara Chanady² et de Stéfany Boisvert³ sur des corpus québécois, le colloque Télévision Queer m’a permis de mieux comprendre que les milieux francophones québécois semblent peu investir les corpus francoqueb à partir d’une posture queer.
Il me semble important de se questionner sur l’importance de créer des réflexions, voire des traductions des théories queer dans les milieux francoqueb. Loin de vouloir exiger un « En françââ ! » simpliste à la PKP⁴ , une traduction en francoqueb du terme et concept « queer » pourrait permettre de réfléchir les questions et postures « queer » en cohérence avec les contextes francophones québécois.
Dans l’ouvrage « “Queer“, “transpédégouine“, “torduEs“, entre adaptation et réappropriation, les dynamiques de traduction au cœur des créations langagières de l’activisme féministe queer », Marie-Émilie Lorenzi relève les enjeux associés à la traduction ou la non-traduction du terme « queer » dans un contexte français :
De toute évidence, le terme « queer » ne résonne pas de la même façon en version originale – le contexte anglo-saxon d’émergence – qu’en version française, contexte linguistique dans lequel s’inscrit cette analyse. Avec l’émergence au milieu des années 1990 en France des problématiques queer s’est imposée pour les militant.e.s la question de la traduction du terme. D’un côté, fallait-il le maintenir tel quel, sans y apporter de traduction, au risque d’entretenir un flou sémantique et de perdre la charge politique et radicale attachée à ce terme ? En effet, l’absence de traduction ne revient-elle pas à balayer d’un revers de la main le parcours tumultueux de ce mot, de sa charge insultante et dépréciative originelle, ensuite fruit d’une réappropriation dans un geste de fierté ? Une fois la chaîne d’historicité de la puissance d’agir queer effacée (Butler 2009 : 231), cette importation ne fait plus écho à la dimension performative du langage – « le pouvoir des mots » pour citer Butler (2004) –, en résulte une fatale dilution du contenu politique radical qui lui était attaché initialement⁵.
En France, certains milieux militants vont donc se référer au mouvement transpédégouine ou torduEs⁶ plutôt que queer. Ce sont des néologismes qui font plus de sens pour certain.es, car contextualisés et sémantiquement rattachés à une histoire française.
Au Québec, nous utilisons majoritairement le terme « queer » ainsi que le terme « allosexuel » qui a été proposé comme traduction québécoise française. Cependant, il y a de nombreuses limites au terme « allosexuel » car il élimine, d’une part, la portée politique du mot « queer », et d’une autre part évoque, par la présence du terme « sexuel », plutôt les orientations sexuelles et exclurait les identités de genres⁷.
Par ailleurs, il faut également se rappeler que « queer » est un terme, un concept occidental venant des États-Unis⁸. Ce qui ressemblerait le plus dans d’autres communautés à ce concept, identité et/ou posture serait, entre autres, chez certaines communautés autochtones « two spirits »⁹ ou « bi-spirituelle »¹⁰, ou encore « gatekeepers »¹¹ des communautés Dagara en Afrique de l’ouest. Ces termes ont été traduits en anglais et en français, des langues coloniales, mais ils réfèrent à des identités et concepts qui existaient bien avant l’arrivée du terme « queer » et des colonialismes. Ce retour à ces identifications fait notamment partie d’un processus de décolonisation et d’autodétermination de communautés non-occidentales. Leurs aspects intrinsèquement spirituels constituent également une différence majeure avec le queer, et la réémergence de ces termes est directement reliée à une histoire pré-coloniale et/ou coloniale et/ou post-coloniale et/ou décoloniale.
Ces nombreux termes qui s’éloignent tous d’identités et/ou de postures binaires sont des processus d’autodétermination chargés de sens et qui permettent de se détacher de termes universalistes et/ou dominants :
En intervenant directement sur le langage, les activistes font du principe d’autodéfinition un enjeu nécessaire à la constitution en tant que sujet, et participent à la création de contre-histoires [counterstories] allant à l’encontre des narrations dominantes (Lindemann Nelson 2001). Il s’agit de se créer un langage propre mais qui ne soit pas, comme l’indique Charles Winick, “ seulement un langage secret, cryptique, mais un moyen de laisser libre cours à son imagination et d’exprimer un malaise vis-à-vis du langage ordinaire et de la réalité “ (Winick 1959 : 249). Aussi ce processus fait-il écho aux vœux adressés par Gloria Anzaldua quant à la possibilité, à travers la création d’une nouvelle langue de frontière, de revendiquer un espace autre, hybride (Anzaldua 1987).
Les milieux québécois francophones et anglophones ont eu de grandes différences expérientielles de l’histoire et correspondent à des contextes québécois différents. Tenter de traduire le terme « queer » au contexte francoqueb serait une première étape afin de soulever plusieurs enjeux qui lui sont spécifiques. Il faudrait, entre autres, se questionner sur des insultes propres aux histoires francoqueb, sur comment et pourquoi se les réapproprier, sur ce que cela impliquerait aux niveaux sociopolitique et théorique de s'autodéfinir selon ces termes; mais aussi s’interroger sur les rapports de pouvoir que la traduction et les choix de termes impliquent, notamment en considérant notre posture coloniale actuelle et les réalités intersectionnelles¹³.
Peut-être que cette tentative permettrait d’élargir, voire de propager le champ des études queer dans les milieux francophones québécois et ainsi, non pas de répondre de manière moins ambiguë à la question Est-ce que la télévision peut être queer?, mais de mieux situer ses ambiguïtés.
| Notices |
1. « Queer Networks : New forms and plateforms of television »
2. « Entre stéréotypes et conformisme : une critique queer des représentations gaies, lesbiennes, bi et trans à la télévision de fiction québécoise »
3. « Une télévision publique et… Queer ? La représentation de personnages queer, trans et non-binaires dans les séries de fiction des diffuseurs publics canadiens »
4. https://www.youtube.com/watch?v=njPf8mckn4w
5. https://www.revue-glad.org/462
6. Ibid.
7. http://www.revuecygnenoir.org/numero/article/queer-in-quebec
8. https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9orie_queer
9. https://en.wikipedia.org/wiki/Two-spirit et https://www.facebook.com/ajplusenglish/videos/622125014922652/UzpfSTEwMDAwNTUxMDcxNzc1MDoxMTg1ODIxNjQ4Mjc4MTgx/?q=two%20spirits%20&epa=SEARCH_BOX (À 1 minute)
10. Two spirit et bi-spirituel sont des traductions anglaise et française de termes existants dans diverses langues autochtones.
11. Voir https://www.youtube.com/watch?v=z_GJA5Y57Bk ou le chapitre 13 de l’ouvrage « The Spirit Of Intimacy, Ancient Africa Teachings in the Ways of Relationships » de Sobonfu Somé.
12. https://www.revue-glad.org/462
13. https://www.youtube.com/watch?v=ViDtnfQ9FHc
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