top of page
Fig.1

Fig.1

Gabriel Veyre, Le dernier village [ind***] du Canada, Arrêt d’image du film « Danse [indi****] », (Film Lumière no 1000), 1898, Kahnawá:ke, Collection Jacquier Veyre, Copie numérique Louis Pelletier

Fig.2

Fig.2

Shaney Komulainen, 1er septembre 1990. Photographie journalistique du soldat Patrick Cloutier et le Warrior/protecteur Brad « Freddy Krueger » Larocquedurant la crise d’Oka

Fig.3

Fig.3

Skawennati. Épisode 3, A.D. 1990. Arrêt d’image, 2008-2013. Simulation de la photographie journalistique du soldat. Patrick Cloutier et le Warrior Brad « Freddy Krueger» Larocque durant la crise d’Oka.

Fig.4

Fig.4

Two Row Wampum – Gusweñta 1613. Ceinture wampum relatant les accords entre Haudenosaunee et les colons.

Fig.5

Fig.5

Skawennati. Épisode 3, A.D. 1990. Arrêt d’image. 2008-2013

Les perspectives kanien'kehá:ka amplificatrices des potentiels du cyberespace





Le cyberespace est un espace encore peu exploité et qui peut donner un certain vertige, car celui-ci provoque des changements considérables sur notre perception du monde, nos habitudes de vie et nos attentes. Toutefois, cet espace-temps particulier peut permettre, pour le moment, de faire exister ce qui autrefois était soit impossible ou perçu comme tel. Effectivement, des mouvements comme Idle no more ou Black lives matter en sont émergés ainsi que des groupes Facebook privés permettant un saferspace pour diverses communautés ont été créés.


Au-delà des réseaux sociaux comme lieu permettant l’émancipation de certaines communautés marginalisées, le cyberespace est un lieu de création artistique permettant de faire exister, par l’image numérique, des identités du futur, des possibles qui se présentent impossible au sein de la réalité. Des enjeux de réappropriation de territoires volés, de représentation d’un soi invisibilisé, d’effets d’empowerment et de rectifications historiques sont lancés à travers le cyberespace pour influencer nos futurs. C’est le cas de la pratique artistique de l’artiste et co-directrice du Aboriginal Territories in Cyberspace (AbTeC), Skawennati.


Le projet Time Traveller (2008-2013) de Skawennati (timetravellertm.com) fait partie des œuvres de l’espace numérique, et plus précisément du cyberespace, qui permettent de reconfigurer pour le mieux certaines réalités de communautés et d’individus marginalisés. Ces créations permettent d’expérimenter des temps, des espaces et des identités autres que linéaires et homogènes grâce à l’arrivée du numérique.


En m’appuyant sur l’épisode 3 A.D. 1990 et l’épisode 51 490 qui relatent quelques moments de la crise d’Oka et un retour dans un temps précolonial, je tenterai de démontrer que Skawennati réussie à spatialiser une perspective individuelle et collective Kanien'kehá:ka (mohawk) qui enrichissent les possibilités du cyberespace. De plus, qu’elle y révèle le médium machinima comme potentiel espace-temps permettant l’être multiple Kanien'kehá:ka comme d’une rectification de l’image homogène et erronée des personnes indigènes véhiculées par les médias dominants. C’est par une perspective indigène, Kanien'kehá:ka, que ces caractéristiques du cyberespace se voient amplifiées, voire enrichies, par adéquations entre techniques numériques, esthétiques du cyberespace ainsi que diverses revendications et besoins Kanien'kehá:ka.


Je ferai d’abord un portrait rapide de l’historique des représentations de la communauté Kanien'kehá:ka et du contexte sociopolitique et médiatique de la crise d’Oka de 1990 afin de mieux comprendre comment Time Traveller aborde le temps, l’espace, le corps et le discours autrement, et ce, grâce aux perspectives indigènes arrimées aux possibilités esthétiques et techniques de la machinima.


CONTEXTE

La représentation des personnes indigènes à l’écran Les premières images en mouvement diffusées de la communauté Kanien'kehá:ka date de 1898 «Danse indienne», film capté par Gabriel Veyre, une des plusieurs personnes envoyées par les frères Lumières afin de faire découvrir l’invention du cinématographe Lumières, mais aussi pour prendre des vues des lieux et des gens visités. On y aperçoit durant quelques secondes trois personnes de la communauté Kanien'kehá:ka de Kahnawá:ke habillés de regalias (habits traditionnels) faisant une danse traditionnelle devant un a'tóhsera (teepee). (Fig.1) Veyre ne savait peut-être pas, mais à ce moment il contribua à fixer une représentation erronée des personnes autochtones qui perdure encore aujourd’hui. Car en réalité c’est une mise en scène et les personnes Kanien'kehá:ka que l’on voit ici font une danse sociale traditionnelle adaptée pour touristes. (Poulin 2018, p.4)

Par ailleurs, dans le documentaire Hollywood et les indiens (ONF, 2010), on retient qu’à la suite d’une longue histoire cinématographique objectivante de ce que serait l’autochtonicité — et par conséquent des personnes indigènes sous divers types « d’Ind**** » homogènes — on commence aujourd’hui à percevoir des représentations décrites comme « enfin humaines ». Ce qui est révélateur, à travers les témoignages du documentaire, est la notion d’humanité et de la nécessité de représenter la personne indigène autrement qu’une archive, c’est-à-dire de communautés constituées d’individus vivants et ayant un avenir à la fois collectif et individuel.


Ce qui s’offre alors comme solution idéale n’en est pas moins que la réappropriation des individus des premiers peuples des médiums des cultures numériques. C’est entre autres un des moyens afin de libérer « l’Ind*** » du corps qui le ceint, en se réappropriant la puissance de désignation en s’autorisant du tracé de leurs différences, avancé par Bruno Cornellier en prenant en exemple le documentaire d’Alanis Obomsawin Kanehsatake, 270 ans de résistance. (2015, p.21) Par l’art actuel indigène, nous comprenons qu’il y a moyen d’éviter un mauvais décalage ou un décalage néfaste d’un regard-cadre blanc occidental des sujets qui concernent les communautés indigènes. Effectivement, Atanarjuat (2001) de Zacharias Kunuk est considéré comme l’un des films les plus « autochtones » par certain-es spécialistes indigènes du cinéma. C’est d’ailleurs pour le réalisateur Cheyenne et Arapaho Chris Eyer « notre histoire à notre façon [...] ça se voit que c’est un travail de l’intérieur. On ne demande pas d’être dépeints comme parfaits, mais comme des humains. »1 (ONF, 2010). C’est d’ailleurs ce que Skawennati entreprend à travers ses projets Time traveller et CyberPowWow.


La représentation de la crise d’Oka de 1990

Par un mauvais décalage ou un décalage néfaste d’un regard-cadre blanc, j’entends les représentations des premiers peuples ou de conflits impliquant des communautés indigènes et blanches par l’hégémonie médiatique, constituée majoritairement d’hommes blancs riches occidentaux, ainsi que les réflexes et habitudes documentaires et journalistiques qui en découlent. La crise d’Oka de 1990 est justement un événement marquant au Québec qui a été représenté de manière décalée. C’est-à-dire selon des perspectives présentant les médias et le gouvernement de « bonne foi » versus les communautés Kanien'kehá:ka comme «illégales, dangereuses et criminelles».


L’événement de la crise d’Oka réfère à une confrontation politique, sociale, spirituelle, écologique, identitaire et militaire entre les communautés Kanien'kehá:ka et le gouvernement du Québec, les citoyen.nes québécois.es et l’armée canadienne. Suite à l’annonce du projet de construction d’un terrain de golf dans la ville d’Oka, la communauté Kanien'kehá:ka s’est positionnée contre. Elle revendiquait, et revendique encore aujourd’hui, ces terres comme les leurs et qu’il serait inacceptable de détruire le peu de forêts restant sur leurs territoires ancestraux pour un terrain de golf. La situation a ensuite pris de l’ampleur lorsque le gouvernement silencieux sur la question a permis aux citoyen.nes d’Oka de se ranger auprès de leur maire et porter un discours des actions de haine envers les Kanien'kehá:ka (manifestations, attaques physiques et psychologiques), mais aussi envers toutes les communautés indigènes du Québec. Effectivement, la représentation décalée et homogène des communautés dans les médias a fait en sorte que le débat tournait autour « des blancs contre les autochtones » et non pas des protecteurs et protectrices Kanien'kehá:ka de Kanehsatà:ke (qui n’est pas la communauté entière) tentant de protéger leur terre ancestrale. S’en suivit une escalade violente où les protecteur.trices Kanien'kehá:ka tentant de protéger leurs terres, à l’aide de barricades humaines et matérielles, d’armes et de négociations, ont fait face à la Sûreté du Québec, qui durant les affrontements a tué une personne Kanien'kehá:ka. La Sûreté du Québec s’est ensuite retirée afin de laisser place à l’armée canadienne. Un soldat de l’armée a été tué dans un deuxième temps. Les protecteurs.trices ont par la suite rendu les armes et leurs corps, et ont été détenus pendant plusieurs jours par l’armée canadienne. Le projet de construction du terrain de golf a été suspendu et restera non réalisé jusqu’à ce jour. Voilà le récit général qui est resté dans la mémoire collective. Une image clef de la journaliste Shaney Komulainen représente aujourd’hui pour le Québec à elle seule cet événement marquant. Un plan extrêmement rapproché d’un face à face entre un protecteur masqué et un jeune soldat de l’armée canadienne. (Fig. 2) C’est donc à partir de ce qui est resté dans la mémoire collective dominante que Skawennati pourra, par ses machinimas, s’y référer pour rapidement recadrer ces événements historiques par sa perspective Kanien'kehá:ka. C’est par les moyens et possibilités du cyberespace qu’elle s’y prendra, là où les corps, les identités, les espaces, les temps Kanien'kehá:ka pourront exister.

LE CORPS ET L’IDENTITÉ

En regard du contexte de représentation des personnes des premiers peuples depuis le début de la colonisation décrit brièvement ci-haut, l’artiste Skawennati entame dès 1997, avec le projet Cyberpowwow, une tentative de créer des espaces pour et par les personnes de sa communauté. Ces cyberespaces permettent des échanges entre personnes indigènes et proposent également de se représenter dans l’actuel ainsi que dans l’avenir à travers un ou plusieurs avatars.


S’en est suivi le projet Time Traveller2 qui se présente comme une série de machinimas, soit des films faits à partir de jeux vidéo ou de Second life3. Skawennati a fait notamment l’achat d’un terrain Second Life qui serait encore à ce jour non colonisé. Time Traveller est donc l’histoire d’un personnage du nom de Hunter, un Kanien'kehá:ka du futur qui tente d’apprendre sur sa culture ancestrale à travers des voyages dans le temps grâce aux lunettes du time Traveller.


Ce que permettent d’abord ces projets est la possibilité de se représenter soi-même dans un espace public, là où habituellement les personnes indigènes sont mal représentées ou peu représentées.


Deuxièmement, les avatars permettent également de se représenter de manière multiple et autres. On peut enfin se représenter individuellement, singulièrement, et multiples comme faisant partie d’une communauté, loin de l’homogénéisation des représentations « autochtones » par les cultures visuelles dominantes. Finalement, se représenter autrement implique une certaine projection ou extension de soi comme l’avance Skawennati, une possibilité d’être dans le cyberespace, mais aussi dans le futur.


Treva Michelle Pullen l’avance justement dans Skawennati’s Timetraveller™ : Deconstructing the colonial matrix in virtual reality :


As the artist is represented from the viewpoint of one of her many avatar characters (as she refers to each avatar as embodying an aspect or reflection or extension of herself), the emphasis is placed upon the perspectives of individual voices and narratives and the decolonial imperative to reclaim identities—opposing the imperial right to name and create such identities by means of silencing or trivializing. In this way Skawennati removes herself from the modernist sentiment of categorization and naming in order to allow a more fluid and evocative presentation of herself that can be multiple (in the sense that she may embody multiple avatars) and evolving. (2016, p.240)


C’est effectivement dans la possibilité de faire évoluer ses multiples identités au sein du cyberespace que Skawennati se permet l’émancipation actuelle et future. Par ailleurs, elle lance aussi un appel aux autres artistes indigènes afin de se réapproprier leur corps via le potentiel de l’avatar. C’est en ce sens que le cyberespace permet de décoloniser un corps nié et silencé, c’est-à-dire une émancipation de l’individu Kanien'kehá:ka à travers l’incarnation d’avatars coexistants avec le corps humain formant et informant l’un et l’autre. (Pullen 2016, p. 246) C’est en concordance avec les perspectives que relèvent Richard Grusin dans Affective life of media from premediation,comme comprenant l’humain coévoluant avec la technologie et l’humain, celui-ci ayant donc une «nature cyborg». Il cite notamment Andy Clark qui dit que nos sens, nos propres limites corporelles et notre présence ne sont pas fixes et immuables, mais que ce serait une construction en cours, ouverte rapidement à des influences. (Grusin 2010, p.92) Ce qui toutefois s’amplifie dans le cas de Skawennati est non pas seulement les limites du corps, mais bien l’impossibilité du corps et de l’identité Kanien'kehá:ka d’exister dans les représentations médiatiques et dans certains espaces publics. Comme l’avance Louise Vigneault :


Ils rendent également manifestes les réalités subjectives et les non-dits qui demeuraient à ce jour marginalisés ou invisibles, et instaurent de nouveaux territoires de partage qui animent les quêtes d’autodéfinition et d’autodétermination. C’est pourquoi la réalité dite virtuelle ne saurait être perçue comme un simple simulacre, de même que les identités numériques ne doivent pas être considérées comme une imposture, mais plutôt comme un « projet réflexif de fabrication de soi » qui s’accomplit à travers la reconnaissance de l’Autre. Dans ce contexte, Dominique Cardon explique que l’identité se conçoit non pas comme un état et un statut, mais comme un processus et une action. (Vigneault 2015, p.8)


C’est dans le processus possible de construction identitaire que permet la machine et plus précisément les avatars amplifiés d’une manifestation Kanien'kehá:ka singulière non stéréotypée que Skawennati permet l’être Kanien'kehá:ka oublié ou refusé.


Richard Grusin dans The affective life of media via les recherches d’Antonio Damasio et Joseph LeDoux, avance que tout comme le sens cognitif, notre corps n’est pas stable, mais plutôt toujours en devenir. Notre sens affectif du corps ou du monde est toujours en cours de construction et de reconstruction à travers des boucles de rétroactions affectives, mais non semblables aux boucles de cognitions engagées dans l’apprentissage du langage ou par le balayage visuel. De cette façon, notre interactivité avec les médias fournit une sorte d’intensification ou de redoublement des relations interpersonnelles affectives. (Grusin 2010, p.96) C’est en sens que dans un contexte où Skawennati tente de visibiliser sa singularité multiple et de la diffuser permet une puissance de l’être Kanien'kehá:ka autre,future, car décolonisée. Elle entre en dialogue avec ses avatars multiples et crée des plateformes dans le cyberespace afin que des jeunes indigènes puissent se représenter eux-mêmes à travers des formations de base techniques. Iels peuvent investir les espaces qu’elle crée afin qu’iels interagissent et aient la possibilité de s’inventer, de croire à leur futur, mais surtout d’embrasser leurs identités multiples réelles en processus de construction, autre que la représentation dominante. Par le Time Traveller,Skawennati permet donc une intensification de l’être indigène singulier plutôt que de créer l’être indigène singulier, car oui, il existe.


Dans un espace-temps donné, les corps expérimentent une réflexion sur leur passé, présent et futur comme une identité unifiée, mais multiple — et non fragmentée comme le fait l’Histoire linéaire dominante de l’autochtone « primitif » comme seule possibilité d’être autochtone. En performant la décolonialité de l’identité par la coexistence des corps humains et avatars, les individus indigènes se manifestent également dans un autre temps. Effectivement, il est inévitable d’aborder à la fois le passé colonial, le présent colonial et un futur décolonial. C’est dans une optique de se détacher de l’Histoire dominante, comme de l’histoire de la crise d’Oka, que Skawennati peut se retrouver dans une temporalité autre.


Elle propose à travers l’épisode 3 A.D. 1990 son point de vue, qui est à la fois teinté par le point de vue de sa communauté, d’événements marquants de la crise d’Oka ayant été présentés par les médias d’un seul angle : « […] she proposes that we look back not passively but actively, in order to dismantle such universalism and consider multiple perspectives. » (Pullen, 2016, p.241) Elle débute notamment l’épisode 3 avec une simulation de la photographie de Shaney Komulainen, qu’elle décalera par la suite. (Fig. 3)

LES AUTRES TEMPS

Afin d’aborder plus en profondeur ce temps autre proposé et investi par Skawennati, il m’apparaît pertinent d’aborder la notion d’uchronie d’Edmont Couchot qu’il réfléchit dans ce qui serait un nouveau régime figuratif : le régime numérique. Pour lui « à la représentation succède la simulation ». (Couchot 2007, p.197) L’ordinateur peut donc simuler n’importe quel espace et cette possibilité n’en tient qu’à lui. Pour Couchot ce sont des espaces utopiques. On y a toutefois accès afin de tester ces espaces utopiques via le virtuel. C’est ce qui se produit également avec le temps numérique selon Couchot. La simulation de temps, la création d’un temps autre ou double temps, se trouve dans le dialogue en temps réel entre la machine et l’humain. C’est un temps qui ne peut se reproduire identiquement à chaque fois, car l’humain qui interagit avec un dispositif de réalité virtuelle ressent physiquement et émotionnellement ce qu’il expérimente, mais dans un espace et un temps autre. C’est-à-dire deux temps, notre temps réel : le corps qui vieillit chronologiquement et le temps subjectif en interaction avec le dispositif non chronologique, une hybridation de notre temps réel et celui de l’interaction s’effectue. C’est cette hybridation du temps subjectif et du temps réel qui est uchronique pour Couchot. Ce temps uchronique est actionné par un.e interacteur-trice qui agit sur des objets virtuels projetant une image numérique, créant ainsi des simulations contenant des entités mi-images, mi-objets, utopiques et uchroniques où l’interacteur-trice s’actionne. Cette interaction entre humain et machine, créer des images qui représentent ce qui pourrait être; des images d’événements possibles, éventuels. Ce sont des éventualités. (Couchot 2007, p.212)


Cette manière de réfléchir le temps semble entrer en cohérence avec ce que Skawennati nous propose dans le cyberpowwow et le Time Traveller. Toutefois, l’artiste nous pousse à considérer ce temps « non chronologique » comme d’un temps décolonial. Tandis que Couchot le réfléchit à travers les interacteur.trices, Skawennati investit la création de ses propres avatars et l’interaction entre multiples cyberêtres indigènes en ligne où elle produit des machinimas. Ce qui permet cette complexification du temps uchronique est cet acte de se délier de l’Histoire unique et de l’idée d’une identité unique, imposées par le régime colonial (Pullen, 2016, p.243).


Ceci est donc possible via l’autodétermination incarnée dans le cyberespace qui prend forme dans les premières minutes de l’épisode 6 de 1490, où les personnages de Hunter et Karahkwenhawi se donnent rendez-vous dans un espace-temps précolonial. Karahkwenhawi dit qu’elle aime l’idée d’aller à l’époque du précontact : «It’s like vacation of colonialism».4 Cette scène se déroule déjà dans un espace-temps autre qu’actuel, c’est-à-dire à Alcatraz en 1969. Il et elle se donnent donc rendez-vous avant de retourner dans leur espace-temps respectif en attendant leur rendez-vous en 1490 en empire Aztec.


Skawennati permet donc, à travers le Time Traveller, de réunir l’auteur-amont (artiste), l’image (interface) et l’auteur-avale ciblé (interacteur.trice) que Couchot présente comme éloigné en espace-temps dans une nouvelle dynamique «d’interaction» numérique. L’autodétermination individuelle et collective Kanien'kehá:ka permet cet enchevêtrement d’actions et d’images que Couchot analyse d’une façon dialogique, mais qui, dans ce cas-ci, est aussi un mode de construction identitaire.


CRÉATION D’UN ESPACE KANIEN’KEHA:KA

Wampums numériques

En investissant les corps et les temps de cette manière, Skawennati permet donc de créer un espace Kanien'kehá:ka. Comme l’identifie Louise Vigneault, le désire marqué des dernières années de renouer avec l’héritage ancestral dans les communautés a trouvé écho dans le cyberespace, lieu de revendication et moyen de diffusion et d’expression. Ce que Vigneault identifie comme majeur dans cette tendance est la continuité des anciennes conceptions de l’espace et du nomadisme que permet le cyberespace. C’est dans la circulation et l’ancrage que des créations comme celles de Skawennati reconduisent les conceptions ancestrales Kanien'kehá:ka. (Vigneault, 2015 p.3) Dans l’épisode 3 A.D. 1990, on retrouve une esthétique qui entre en cohérence avec le perlage des wampums, ceinture perlée comme objet d’échange, de transmission ou d’engagements politiques.


D’une part, on retrouve un dispositif rectangulaire composé de petites perles rectangulaires colorées (Fig. 4) et de l’autre, un écran rectangulaire composé de pixels colorés. (Fig. 5) C’est comme cela qu’il est intéressant de comprendre les machinimas de Skawennati, comme des wampums numériques. C’est effectivement grâce à la technique et l’esthétique de la machinima qu’elle peut rectifier, décaler, reraconter l’histoire d’un point de vue Kanien'kehá:ka, c’est-à-dire dans un espace Kanien'kehá:ka conçu et occupé par ses communautés. C’est en tant que dispositif de transmission que l’artiste créer des cyber-wampums. Traditionnellement, l’on doit complémenter un wampum traditionnel par un accord, un récit ou un contrat toujours oral, c’est ce que Skawennati intègre dans ses projets : des récits oraux. Le dispositif de la machinima permet donc également de réactiver la tradition de la transmission orale Kanien'kehá:ka en s’éloignant de la transmission coloniale, c’est-à-dire de l’écrit. C’est dans plusieurs épisodes que l’on aborde l’enjeu actuel de réapprendre les langues traditionnelles et qu’on y insère des noms, des paroles, des prières, des récits traditionnels en Kanien’kéha (langue Kanien'kehá:ka).5 Skawennati entre donc dans une dynamique d’accord entre elle, sa communauté, ses cyberwampums et les interacteurs.trices.

Dans les premières minutes de l’épisode 5, nous avons justement accès à la perspective Kanien'kehá:ka des affrontements de la crise d’Oka, qui s’incarne notamment dans un zoom arrière qui vient décaler la perspective dominante du conflit.6


Sous l’analyse de Manovich, ce mouvement de caméra possible grâce au numérique, comme la plume dans Forest gump (1994), relève d’une nouvelle sorte de réalisme. Là où l’on utilisait au cinéma les séquences d’enregistrement direct réalistes comme telles, sans modification, aujourd’hui on les utilise comme matière de base (raw), c’est-à-dire que l’on transformera par des moyens numériques. Dans le Time Traveller, Skawennati utilise, plutôt que l’image directe réaliste, la mémoire réelle réaliste et la décale par une version Kanien'kehá:ka grâce aux possibilités modulables et non linéaires que permet le cyberespace. Par ce décalage nous pouvons donc voir et entendre ce dont nous n’avions pas accès ou ce dont les dominant.es avaient peur : la perspective kanien'kehá:ka de l’événement de la crise d’Oka. Ce qui se complexifie ici et qui complexifie l’analyse de Manovich dans What is digital cinema? est que Skawennati n’imite pas le réel par des séquences directes en lui procurant une plasticité de l’animation, mais travaille à même l’animation en utilisant les représentations et éléments historiques comme matériel brut. C’est en ce sens que Skawennati travaille aussi la « réalité élastique », comme le nomme Manovich, d’une tout autre manière, en ne tentant pas, comme le cinéma classique, d’effacer toute trace de construction de l’image. C’est en créant des machinimas et en usant une esthétique pixellisée, épousant les « bogues » numériques (gestes des personnages désarticulés et géométriques, zoom avant extrême dans le ciel lors d’un déplacement, personnage passant à travers de la matière, etc.) que Skawennati s’éloigne également des moyens dominants d’imitation du réel comme preuve ou vérité. Elle procède plutôt par la transmission des savoirs, donc d’une mémoire singulière Kanien'kehá:ka. Comme l’avance Manovich, c’est une question d’enregistrement et de transmission de la mémoire plutôt qu’un enregistrement de perception propre à l’écran de cinéma prénumérique. (2012, p.12) De plus, c’est en tant que Terre Mère que Skawennati considère le cyberespace, c’est-à-dire « comme un lieu d’échange entre le Créateur et l’individu, un système de soutien qui doit être gardé en fiducie pour les générations futures. » (Http://www.cyberpowwow.net/cpw04_theme.htm) C’est là où le cyberespace est investi par l’artiste de manière cohérente avec sa perception Kanien'kehá:ka.


Par ailleurs, ces possibles du cyberespace permettent également d’inscrire d’anciennes conceptions de l’espace et du nomadisme indigènes. On réfléchit le territoire immense que l’on peut traverser « par des modes complexes de circulation et d’ancrage.» (Vigneault 2015, p.3) C’est effectivement un lieu où l’on peut étendre les relations et les échanges. Il est présenté comme une extension du territoire et des traditions, autant que les avatars de Skawennati sont ses extensions de ses identités. Cela s’incarne d’une part dans la représentation de récits d’une perspective singulière, Kanien'kehá:ka, et d’autre part dans un cyberespace (Second Life) par des avatars non colonisés et délimités par des individus indigènes qui collaborent avec l’artiste.


Se délier et oublier

Treva Michelle Pullen abordera l’habileté de Skawennati à se délier (delink) des histoires occidentales faisant écho à ce que J. Halberstam décrit comme le pouvoir de l’oubli dans Queer art of failure (2011). Même si l’oubli a été et est une tactique coloniale, Halberstam cerne bien la nécessité d’oublier et de désapprendre certains récits afin de s’engager dans une décolonisation de soi et de la culture. L’oubli peut devenir ainsi un outil permettant de réduire les rapports de pouvoirs, mais aussi une tactique de survie pour des individus de communautés oppressées. (Halberstam, 2011 p.77) C’est en ce sens que le personnage de Hunter devient une représentation Kanien'kehá:ka particulièrement intéressante. Car il vient du futur, c’est-à-dire non pas un artéfact ou faisant partie d’une communauté disparue. De plus, il s’intéresse à l’histoire ancestrale de sa communauté qu’il connaît peu, et ce, sans pour autant en être exclu. Finalement, les récits historiques d’une perspective Kanien'kehá:ka lui sont possibles d’expérimenter via le Time Traveller.Cela s’incarne dès le début quand Hunter veut en apprendre plus sur lui et se retrouve directement plongé dans la crise D’Oka.


Cela implique un énorme travail de la part de l’artiste et de ses collaborateur.trices afin de désapprendre l’Histoire erronée, les représentations stéréotypées et les habitus coloniaux en représentant des perspectives singulières multiples de récits et mémoires indigènes qui se veulent être déliés des récits dominants passés et actuels. C’est ainsi que Skawennati préfère façonner ce qui est là, plutôt que de créer du nouveau. C’est dans cette optique d’urgence de décolonisation qu’elle refaçonne le réel par le virtuel, d’abord pour elle et sa communauté.


POUR CONCLURE

Skawennati réussit donc à spatialiser des existences individuelles et collectives Kanien'kehá:ka qui amplifient les caractéristiques propres du cyberespace. C’est en réponse aux représentations inappropriées ou non-représentations indigènes par les systèmes culturels dominants que l’artiste s’engage dans une pratique numérique multidisciplinaire (workshop numériques, photographies numériques, jeux vidéo, machinimas, etc.) afin de créer des identités individuelles et collectives Kanien'kehá:ka qui peuvent exister, évoluer et s’imaginer dans le futur. C’est en créant dans le cyberespace des corps, des identités, des temps et des espaces par et pour diverses perspectives et personnes Kanien'kehá:ka actuelles et traditionnelles que Skawennati réussie par la collaboration à permettre des existences et savoirs réprimés dans le sociopolitique  du réel et ainsi créer du futur décolonial. Comme le souligne Andrea Cornwall et John Gaventa dans Power and knowledge (2010) :


If […] freedom “is the capacity to participate effectively in shaping the social limits that define what is possible” (Hayward, 1998:21), then we can also more clearly situate knowledge as much as any resource, determines definitions of what is conceived as important, as possible, for and by whom. Through access to knowledge, and participation in its production, use and dissemination, actors can affect the boundaries and indeed the conceptualization of the possible. In some situations, the asymmetrical control of knowledge productions of others can severely limit the possibilities which can be either imagined or acted upon; in other situations, agency in the process of knowledge production, or co-production with others, can broaden these boundaries enormously. (Cornwall et al.2010, p.72)


Ce sont effectivement des savoirs, des conceptions du monde qui existaient déjà, comme nous l’avons vu, dans les croyances diverses indigènes. C’est en ce sens que Skawennati façonne et recarde ce qui est déjà là, car il y a beaucoup à décoloniser et à faire apparaître (Pullen 2016, p.237) C’est dans des espace-temps malléables, multiples, non fixes ni linéaires qu’elle peut transmettre et cocréer des perspectives indigènes arrimées aux cyber espace-temps. Ces derniers, permettant « des temporalités plurielles réunissant à la fois le passé, le présent et l’avenir, ainsi que des espaces de confluence entre la mémoire et la subjectivité, entre les sphères idéologique et émotionnelle. » (Vigneault 2015, p.5) Ainsi, on y change les perceptions, mais plus significativement nous nous construisons ou transformons avec ces « échafaudages culturels » médiatiques dans une compréhension d’une coévolution avec les technologies qui nous influence nécessairement au niveau cognitif et affectif. (Grusin 2010, p.96-97) Cela est effectif au niveau du contenu revendicateur des épisodes Time Traveller, de son accessibilité web, mais aussi dans la forme que permet le cyberespace entrant en dialogue avec des conceptions du monde traditionnelles indigènes.


Finalement, plusieurs incertitudes du cyberespace pourraient mettre en jeu ce genre d’initiatives émancipatrices. Comment Skawennati pourra protéger et enrichir le territoire non colonisé dans Second Life en regard de la fragilité de la neutralité du net? Dans une logique de redonner à la Terre Mère ce qu’elle nous a donné, quoi et comment redonner au cyberespace « les données, les pixels, bande passante, puissance de calcul, réseaux, accès et attention » (http://www.cyberpowwow.net/cpw04_theme.htm) qu’elle considère comme des matières premières du cyberespace?




| NOTICES |


1 C’est moi qui traduis


2 Voir http://www.timetravellertm.com/episodes/


3 Second Life est un univers virtuel où les utilisateurs.trices peuvent incarner des avatars et environnements qu’iels constituent elleux-même.


4 Voir épisode 6, 0 minute à 36 secondes. http://www.timetravellertm.com/episodes/episode06.html


5 Voir Épisode 3 —À 1 minute 30 secondes.http://www.timetravellertm.com/episodes/episode03.html


6 Voir Épisode 3 - 30 secondes à 57 secondes.http://www.timetravellertm.com/episodes/episode03.html


| References |


Butler, Judith. 2010. Ce qui fait une vie : essai sur la violence, la guerre et le deuil.Paris : Zones


J. Jack Halberstam. 2011. «Dude, Where’s My Phallus? Forgetting, Losing, Looping,” in The Queer Art of Failure (Durham, NC: Duke UP) 53–86.


Cornellier, Bruno. 2015. La « chose indienne » : cinéma et politiques de la représentation autochtone au

Québec et au Canada.Montréal (Qc) : Nota bene


Cornwall, Andrea, et John Gaventa. 2010. «Power and knowledge». Dans Hilary Bradbury et Peter Reason, The SAGE handbook of action research: participative inquiry and practice, p.70-80. London: SAGE 2008.


Couchot, Edmond. 2007. « Le temps uchronique» dans Des images, du temps et des machines dans les arts et la communication.Paris : Actes Sud. p. 187-204


Lev Manovich. “What is Digital Cinema?” in The Visual Culture Reader 2nd Edition Nicholas Mirzoeff (ed.) (London and New York: Routledge, [1998] 2002) 405–416.


Ortalda, Matthieu. 2017. Neutralité du net, entre fragmentation et convergence. Thèse. Droit des technologies de l’information (Maîtrise). Montréal. Université de Montreal. p.23-34


Poulin, Marie-Andrée. 2018. « Représentation décalée des personnes autochtones par un regard-cadre blanc dans “Danse indienne” (Gabriel Veyre, 1898) ». Travail final dans le cadre du cours « Histoire du cinéma ». Montréal. Université de Montréal.


Pullen, Treva Michelle. 2016. “Skawennati’s Timetraveller™: Deconstructing the colonial matrix in virtual reality”. AlterNative: An International Journal of Indigenous Peoples, Vol.12 (3), pp.236-249


Richard Grusin, “The Affective Life of Media,” in Premediation: Affect and Mediality After 9/11 (Basingstoke and New York: Palgrave Macmillan, 2010) 90–121.


Vigneault, Louise. 2015 « L’exploitation du cyberespace dans l’art contemporain autochtone : levier de parole et d’occupation du territoire », Mémoire(s), identité(s), marginalité(s) dans le monde occidental contemporain [En ligne] Consulté le 03 avril 2018 à cette adresse : http://journals.openedition.org/mimmoc/2135; DOI : 10.4000/mimmoc.2135

bottom of page